Texte en pdf : La rencontre de Booz et Ruth
Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
(…) Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, (…). 1
Quels sont donc ces deux personnages, Booz et Ruth, qui ont inspiré pareille poésie ? Leur histoire est racontée dans un des plus petits livres de l’Ancien Testament, appelé le « Livre de Ruth ». Elle commence ainsi : « À l’époque où gouvernaient les Juges, il y eut une famine dans le pays. Un homme de Bethléem de Juda émigra avec sa femme et ses deux fils pour s’établir dans la région appelée Champs-de-Moab. L’homme se nommait Élimélek (c’est-à-dire : Mon-Dieu-est-roi), sa femme : Noémi (c’est-à-dire : Ma-gracieuse) et ses deux fils : Mahlone (c’est-à-dire : Maladie) et Kilyone (c’est-à-dire : Épuisement). C’était des Éphratéens de Bethléem de Juda. Ils arrivèrent aux Champs-de-Moab et y restèrent.
Élimélek, le mari de Noémi, mourut, et Noémi resta seule avec ses deux fils.
Ceux-ci épousèrent deux Moabites ; l’une s’appelait Orpa (c’est-à-dire : Volte-face) et l’autre, Ruth (c’est-à-dire : Compagne). Ils demeurèrent là une dizaine d’années.
Mahlone et Kilyone moururent à leur tour, et Noémi resta privée de ses deux fils et de son mari.»(Rt 1,1-5)
Ainsi, après avoir fui une famine avec son mari et ses deux fils, une femme d’Israël se retrouve seule en terre étrangère, le pays de Moab. Lui restent ses deux belles-filles, moabites.
Être veuve à l’époque c’était se retrouver en situation de grande pauvreté et de fragilité dont la seule issue était un remariage.
Noémi décide de retourner dans son pays et Ruth, malgré la perspective d’un avenir incertain, choisit de ne pas abandonner sa belle-mère. Les deux femmes arrivent à Bethléem.
Ruth se sent responsable de Noémi et cherche à assurer leur subsistance. Elle va alors user d’un droit reconnu aux pauvres et aux étrangers : glaner dans les champs ce qui tombe des gerbes ramassées par les moissonneurs. Jeune, pauvre et de surcroît étrangère, elle savait qu’elle risquait d’être victime de mauvais traitements, voire d’abus. Mais, humblement, elle poursuit sa route, fidèle à ce qu’elle pense devoir accomplir.
Ruth se rend, par hasard, dans un champ qui appartient à Booz, un riche propriétaire.
Or, il se fait que cet homme est un proche parent du mari de Noémi. Il la remarque et s’enquiert auprès des moissonneurs à son sujet.
Ils ne peuvent lui en parler qu’en termes élogieux, vantant son courage au travail et sa prévenance affectueuse pour Noémi.
Le cœur de Booz semble en être touché.
Loin de reprocher à Ruth son intrusion, il redouble de générosité à son égard :
ainsi, il l’invite à ne glaner que dans ses champs ; exhorte ses ouvriers à la traiter avec respect et même à laisser tomber des épis volontairement !
Chose extraordinaire, il l’invite à partager le pain avec les moissonneurs. Celle qui se considère comme moins que sa servante est remplie de reconnaissance pour les bontés de Booz.
Pour bien comprendre la suite du récit, il faut connaître une coutume de l’époque en Israël. Quand un mari décédait, son frère ou le parent le plus proche devait à la fois épouser la veuve et racheter les biens du défunt afin de sauvegarder le patrimoine familial. C’était le « go’el » (en Hébreux), on lui reconnaissait le « droit de rachat ».
Les jours passent ; le temps de la moisson touche à sa fin. Les occasions de rencontre vont se raréfier. Alors, Noémi, convaincue que Booz est le « go’el » de Ruth, lui propose un plan :
« Elle lui dit : ‘ Ma fille, ne devrais-je pas chercher à t’établir pour que tu sois heureuse ? Et maintenant, Booz n’est-il pas notre parent, lui dont tu as suivi les servantes ? Voici que, cette nuit, il vanne lui-même l’orge sur l’aire. Va te baigner, te parfumer et mettre ton manteau. Tu descendras sur l’aire. Ne te fais pas reconnaître de l’homme avant qu’il ait fini de manger et de boire. Quand il sera couché, tu sauras où il se couche. Alors, va, découvre-lui les pieds, et là, tu te coucheras. Lui t’indiquera ce que tu devras faire.’ » (Rt 3,1-4)
Et Ruth s’en va dans la nuit et s’approche doucement de Booz. De quel sentiment est-elle habitée ? Celui décrit avec finesse par la plume de saint Jean de la Croix :
« Oh ! Combien sera douce ta présence, toi qui est le bien suprême. Je m’approcherai silencieusement de toi, et je te découvrirai les pieds pour que tu daignes m’unir à toi en mariage. Et je refuserai toute joie jusqu’à ce que je sois heureuse entre tes bras. »2 ?
Tout est calme. Le parfum de Ruth se mêle aux senteurs vespérales des arbres et des fleurs. Booz « frissonne » et se réveille… Mais…
Lui sait qu’un autre membre de la famille est prioritaire pour le « droit de rachat ». Alors, dès le matin, il s’en va trouver ce parent. Celui-ci se désiste, ne voulant pas compromettre son propre patrimoine, à moins que ce ne soit de peur d’épouser la fille d’un peuple ennemi. Ainsi, Booz et Ruth peuvent en toute légalité s’unir par le lien du mariage.
Le lecteur du petit livre de Ruth est témoin d’une belle rencontre qui a donné du temps au temps. Elle est marquée par une estime mutuelle et le respect de l’autre tout en délicatesse, où l’union des cœurs et l’union des corps sont intimement liés. La droiture et la bonté sont le fil conducteur de l’histoire de Ruth et Booz. Pas de « techniques » de séduction, mais une fidélité à leur être profond. Ainsi s’éveille leur amour qui les conduit progressivement à la joie de se donner et de se recevoir l’un l’autre
« L’amour a besoin de temps disponible et gratuit, qui fait passer d’autres choses au second plan. Il faut du temps pour dialoguer, pour s’embrasser sans hâte, pour partager des projets, pour s’écouter, se regarder, pour se valoriser, pour renforcer la relation. » écrit le pape François³
Booz et Ruth eurent un fils, Jobed. La descendance est assurée, et pas n’importe laquelle puisqu’ils figurent dans la généalogie de Jésus(4). On y découvre qu’ils ne sont pas moins que les arrières grands-parents du roi David.
Celui-ci aussi a vécu une rencontre par une douce nuit printanière… Se promenant sur sa terrasse, David aperçoit une femme en train de se baigner. Elle est belle. C’est Bethsabée, l’épouse d’Ourias, vaillant soldat du roi. David la voit, il la désire… et la « prend ». Puis, il fait en sorte qu’Ourias meurt au combat. Le deuil passé, David recueille Bethsabée qui devient sa femme. Par la voix du prophète Nathan, Dieu dénonce le complot de David pour satisfaire son désir. David prend alors conscience de son acte immoral et entre dans une période de profond repentir. De l’union de David et de Bethsabée naitront deux fils : le premier meurt, le second est le roi Salomon.(5)
Ce qui est beau, c’est que Ruth et Bethsabée sont au nombre des quatre femmes mentionnées dans la généalogie de Jésus selon l’évangéliste Matthieu. Bethsabée n’y est pas citée par son prénom mais par son statut d’épouse d’Ourias, comme pour évoquer son histoire marquée du « péché de David » ; il est pardonné mais pas pour autant oublié. Dieu écrit notre Histoire d’Alliance avec Lui à travers des vies de Booz et de Ruth, avec des David et des Bethsabée ; avec des enfants de prostituées (Booz), des étrangers, des grands rois, des pécheurs, des hommes et des femmes ordinaires.
La généalogie de Matthieu ne remonte pas le temps mais descend vers Jésus, comme un courant qui emporterait toutes nos histoires humaines – tantôt édifiantes, tantôt tortueuses voire cabossées – vers celui qui, dans son humanité les assume et, plus encore, les touche toutes de la grâce du Salut qu’il apporte à notre monde.
Service de la vie spirituelle
Vicariat du Brabant Wallon
1. Extraits de Victor Hugo, La légende des siècles, poème choisi, Booz endormi
2. Saint Jean de la Croix Maxime 175
3. Amoris laetitia §224
4. Mt 1,1-16
5. 2Sm 11,1-27
Les photos sont de Pixabay